Amis lecteurs, ne vous plongez pas dans ceci avant d'avoir lu celà.
Dans son palais d'Edo, le Shogun, alerté par la rumeur, s'intéresse beaucoup à cette médecine occidentale que l'on dit très efficace. Après bien des hésitations, pressé par son entourage et à titre hautement exceptionnel, il autorise Philip à entrer dans l'archipel, à condition bien entendu qu'il transmette ses connaissances.
Philip, est fou de joie. Jamais il n'a espéré une telle faveur. Otaksa et lui se marient et le gouvernement leur confie une maison au centre de Nagasaki. Les lignes épurées des poutres dont la teinte sombre encadre les rayons de papier mobiles et lumineux le séduisent tout de suite. Mais la grammaire des lieux est étrange: il faut ôter les pantoufles pour marcher sur les tatamis, les rechausser pour accéder aux bains et aux toilettes, rouler et dérouler les nattes matin et soir, et à tout prix éviter les gestes amples qui perforent d'un claquement sec les cloisons translucides. Otaksa répare les trous et lui apprend tout, les bonnes manières et le goût du thé vert.
Chaque matin, après un brin de toilette et le bol de riz parfumé, il relit ses notes pendant qu'elle range les nattes, réveille le foyer et ouvre les panneaux coulissants pour accueillir les élèves. Deux, trois au début, puis vingt et maintenant près de cinquante. Quand tout le monde s'est salué et installé, elle s'assied près de lui et à l'occasion traduit les termes difficiles. Entre les étudiants et lui le courant passe bien, empreint de respect et d'admiration. Souvent, par reconnaissance, il reçoit des plantes que lui et Otaksa cultivent dans le petit jardin à l'arrière. Des liens se tissent et l'amitié s'installe parfois. Dès qu'il a un peu de temps libre, il sillonne le pays de part en part, note et dessine tout ce qu'il voit et ramasse tout ce qu'il trouve. Avec le temps, Il s'exprime facilement en Japonais et trace même quelques kanji. Il raffole des sashimis, du Sukyaki et peut rester assis une journée entière sur les tatamis sans souffrir. L'Europe s'estompe, le Japon s'installe et une petite Oine voit le jour en 1827.
Kusumoto Oine (1827-1903)
Mais sur l'île de Deijima, les Pays-Bas trépignent. Malgré les messages qu'ils lui font parvenir en catimini, Philip reste muet. Pas un mot, pas un dessin et pas une fleur! Serait-il oublieux de la reconnaissance qu'il doit au pays qui l'a conduit là ? Négligerait-il les termes du contrat qui le lie à la Compagnie ? Les lettres deviennent plus fréquentes et le ton durcit. Philip hésite beaucoup. Doit-il honorer ses employeurs et trahir sa nouvelle patrie, ou tout le contraire ? Pour calmer un peu ses supérieurs, il expédie quelques plantes avec l'accord des autorités locales. Mais Amsterdam veut plus: des informations militaires, des variétés de thé inconnues en Europe, des relevé topographiques, .... Et s'il n'obtempère pas, on menace de le ramener manu militari en Europe. Philip est paniqué. Pour gagner un peu de temps, il cède et cache des documents importants bien enveloppés au fond de quelques pots. Comme à chaque expédition et malgré le mauvais temps, il va vérifier l'embarquement de la malle à Deijima. Par chance, après un contrôle pourtant minutieux, les douaniers ne trouvent rien. Le navire peut appareiller vers Batavia sans anicroche.
Au retour, la pluie et le vent lui cinglent le visage, pourtant il marche lentement, le coeur défait par le geste qu'il vient de commettre. Il veut tant rester au Japon, il veut rester auprès de sa femme et de sa fille. C'est ici que sa vie se joue désormais. Il a gagné quelques mois mais il sait que les Hollandais reviendront à la charge. L'angoisse monte et le vent siffle sur les toits. Serré près d'Otaksa, il ne parvient pas à dormir. Les cauchemars et la peur s'entrechoquent et dehors le vent se déchaîne, fait grincer les poutres. Des tuiles s'envolent, des panneaux se déchirent et la pluie mugissante inonde tout. Au petit jour, c'est la désolation. Nagasaki est en lambeaux, des maisons entières sont envolées et des gravats traînent dans l'eau qui reflue violemment vers la mer. Et sur la baie, quille en l'air, le bateau hollandais dérive entouré d'un cortège de débris. Quelques jours plus tard, les documents que Philip a si bien protégés sont ramassés sur la plage et transmis aux autorités.....
Il avoue tout. Oui j'ai menti! Je suis bavarois et non hollandais. Oui j'ai transmis des plants de thé et des cartes aux Hollandais. Mais c'était sous la contrainte. Je n'aurais pas dû, c'est vrai. Il fallait vous en parler avant. Votre pays est devenu le mien. Je ne veux plus le trahir. D'ailleurs, je demande la nationalité japonaise et refuse désormais tout contact avec les Pays-Bas, si vous me protégez. Et des mois durant, il se bat, essaie de démontrer sa bonne foi. Le Shogun hésite. Philip a transgressé un interdit grave mais le Japon lui doit beaucoup. Après bien des atermoiements et des discussions, la raison d'état l'emporte. Philip a deux jours pour quitter le pays. Le coeur éclaté, il rassemble ses économies, les convertit en sucre, alors aussi précieux que l'or, et le confie à un mandataire pour l'entretien de sa famille. Un ancien étudiant devenu ami promet de veiller sur Otaksa et Oine. Les adieux sont indicibles de désespoir. Et le 22 octobre 1829, au petit matin, il quitte ce qu'il a de plus cher ....
Les larmes lui perlent au coin des yeux et descendent lentement sur ses joues fatiguées. Parfois, elles empruntent le sillon d'une ride et s'alignent en gouttes patientes sur son menton tremblant.
Voilà quinze ans maintenant qu'il quitté le Japon, quinze ans qu'il a laissé derrière lui Otaksa et Oine. Il a appris par la Compagnie qu'elle s'était remariée et avait eu un fils, mais que peu après la naissance, tous deux étaient morts, emportés par la même maladie. Il ne lui en veut pas. Il sait que la vie au Japon n'est pas facile pour une femme seule.
Il a passé tout ce temps à espérer que le pays s'ouvre enfin au monde, à essayer de retourner à Deijima. Mais rien n'a changé, rien n'a bougé. Le Japon s'obstine et la Hollande le boude.
Et lui n'en peut plus de cette existence éclatée entre espoir et déception, il est rompu par ces démarches incessantes. Et la vieillesse point. Lui faut-il poursuivre ce combat ou accepter d'y renoncer ? Il a déjà trahi le Japon, il ne veut pas trahir sa femme et sa fille. Mais il est fatigué de vivre dans les regrets et les souvenirs, usé par la tristesse et par la solitude. Heureusement, il y a eu les plantes qui l'ont maintenu à bout de bras. Mais maintenant, elle ne suffisent plus. Lors d'un séjour dans sa famille à Munich, il a rencontré une jeune fille, Hélène. Elle est toute jeune encore et lui moins, mais de conversations en conversations, ils se sont sentis proches. Oserait-il se lancer dans une nouvelle aventure? Essayerait-il de reconstruire une famille ?
Otaksa, tu me seras toujours chère et, en pensées, je continuerai chaque jour à protéger Oine. Mais j'ai besoin de remettre un peu de rire et de chaleur dans ma vie. Je suis las des cauchemars. Les rêves me manquent.
Sans s'en rendre compte Philip s'est relevé. Ses pas, plus vifs, le ramènent chez lui. Il lève distraitement les yeux vers le ciel. La pluie s'est calmée et les nuages s'éclaircissent. Ses larmes se sont taries.
Assis au bureau, il écarte du bras ses notes sur les Hydrangea et griffonne décidé une demande en mariage adressée à Hélène von Gagern. Entre deux phrases son regard s'amuse du soleil qui irise doucement la vitre encore humide.....
Epilogue....
Hélène et Philip ont eu 5 enfants, trois fils et deux filles. En 1858, le Japon lève son bannissement. Philip y retourne l'année suivante avec son fils aîné Alexander qui a peine treize ans. Il retrouve Otaksa et Oine alors âgées de 51 et 31 ans. Mais le temps a passé, chacun s'est reconstruit une vie. Oine, qu'il a toujours aidée et encouragée par correspondance, notamment en lui faisant parvenir des médicaments, est devenue la première femme médecin du japon. Il essaie de trouver un emploi stable à Edo ou Nagasaki, comme médecin, conseiller ou diplomate, mais échoue. De retour en Europe, il meurt en 1866 à Munich. Pendant ce temps, son fils qui a appris très vite le Japonais est devenu interprète et diplomate au service des Britanniques puis du Japon. Et à Leyden, Hélène et son second fils continuent à faire prospérer la petite pépinière que Philip avait initiée avec ses plantes japonaises.
Tissage d'imagination et broderies sentimentales sur canevas de vérités. J'espère désormais que vous ne croiserez plus jamais l'adjectif sieboldii accompagnant un Magnolia, un Viburnum, ou une Primula sans penser à lui. Merci de m'avoir lue jusqu'ici!
Actus:
- Les annales 2011 de la Société Belge de Dendrologie viennent de paraître. C'est une toujours un grand plaisir quansd je les découvre dan sma boîte aux lettres. Ce numéro est consacré aux Stewartia et publient des articles très intéressants sur l'armillaire.
- Je viens de mettre en ligne une petite balade virtuelle de Stillingfleet Loge Garden, visité au printemps denier dans le Yorkshire.
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