Les gouttes s'amoncellent sur la vitre du bureau et tracent des rigoles translucides qui descendent lentement, bifurquent sans raison et se croisent parfois. Le regard perdu de Philip s'y accroche sans les voir. La description et le classement des Hydrangea l'occupent depuis plusieurs mois. Il avance bien mais ce matin il a du mal à se concentrer sur son travail .
Brusquement, il se lève, enfile un vieux manteau et prend son chapeau. En évitant les flaques, il traverse la cour et se dirige vers la serre. Quand la nostalgie l'envahit, c'est toujours là qu'il se réfugie. A son arrivée à Leyde, il l'a fait construire pour abriter les milliers de plantes qu'il a ramenées. Il caresse les feuilles en cœur alangui d'une épimède (Epimedium grandiflorum) , il vaporise le feuillage gaufré et bleuté d'une inconnue (Hosta siebolidiana), élimine les limaces avides qui lui rôdent au pied. Il contemple longuement les fleurs presque fanées du Glaucidium palmatum, une délicate qu'il a pris le temps de nommer et de décrire. Mais la plupart attendent encore une identité. Il reste là longtemps près des feuillages foisonnants et humides, il respire lentement pour se gorger des vapeurs d'humus chaud et sentir un peu le Japon. Il y a passé sept ans, sept ans seulement et le meilleur de sa vie.
D'habitude il enferme les souvenirs dans un coin verrouillé de sa mémoire pour éviter le tumulte. C'est qu'il faut survivre et avancer. Mais aujourd'hui c'est différent. Il se laisse envahir, il ouvre les écoutilles et la vague déferle. C'est à la fois douloureux et bon. C'est nécessaire surtout. On ne renonce pas comme cela à un bonheur perdu, on ne tente pas ne nouvelle aventure sans refermer la première.... D'un pas pesant et lent, il quitte la serre et marche vers son jardin deux rues plus loin. Il pense "son" jardin, mais ce n'est pas le sien. C'est le jardin botanique de Leyde. Tout ce qu'il a collecté et qui est trop grand pour une serre est planté là.
Il se promène dans les allées longues et droites comme les canaux. S'arrête près du noyer (Juglans ailantifolia) , inspecte et tape comme un bon cheval le tronc du marronnier (Aesculus turbinata). Après 10 ans, sa forte ramure commence à prendre de l'ampleur. Tout en lui est japonais, même les méandres tortueux de son écorce dessinent des volutes orientales.
- Hep! Hep! Mijneer Von Siebold! crie le jardinier surgi d'un massif. Faut aller voir votre hortensia! La première fleur est là!
Une lueur éclaire son visage triste et malgré la pluie qui ourle son chapeau, il presse le pas tout au bout, vers le bosquet d'Hydrangea. Plusieurs sont déjà en fleurs, mais le plus gros là derrière traîne toujours un peu. Il se rapproche, s'agenouille et la voit enfin... : bleu porcelaine et ronde, miroitant sous les gouttes.
Hydrangea otaksa, Ph. F. von Siebold, J. G. Zuccarini - Flora Japonica (1870)
- Otaksa... Otaksa... O-taki-san murmure-t-il... Et son regard du même bleu se brouille...
Il a tout juste 27 ans. Médecin depuis trois ans dans sa Bavière natale, il s'ennuie ferme. Sa passion est ailleurs. Depuis l'Université et la lecture des ouvrages de A. Von Humboldt, deux choses l'obsèdent : les plantes et le Japon. Le Japon interdit, le Japon fermé, le Japon mystérieux. Seuls les Hollandais y ont accès. Et encore! Ils ne peuvent accoster qu'à Dejima. Qu'à cela ne tienne, Philip apprend le Néerlandais et entre dans la Compagnies des Indes orientales.
Il se souvient très bien de son arrivée là-bas le 11 août 1823. Dans l'île minuscule, la cohabitation n'est pas facile, mais c'est déjà le Japon: les maisons de torchis, les toits aux corniches retroussées, les deux rues et, au loin par delà le pont interdit, la vie grouillante de Nagasaki. Puis il y a les Japonais qui vont et viennent, qui discutent, qui échangent, mais qui surveillent aussi. Quelques japonaises font un peu de ménage , apportent de la nourriture, parfois davantage....
Rapidement, on s'aperçoit des compétences médicales de Philip. Chaque jour, on lui amène des malades, puis des étudiants, des soigneurs, des pharmaciens. Parmi eux, très assidues, une dame et sa fille. Elles restent longtemps, écoutent, lui posent mille questions et notent tout. En échange, elles lui apprennent le Japonais et lui amènent des plantes. Sa réputation ne cesse de croître et son attrait pour la jeune fille aussi.
Kusumoto Otaki est menue et sereine. Loin du babillage creux et bruyant des européennes remuantes, elle a le verbe rare et réfléchi. Lorsqu'elle l'écoute, silencieuse des heures durant, sagement assise sur les talons, ses prunelles sombres brillent de curiosité et ses lèvres ébauchent un sourire ténu encadré de fossettes satisfaites. Parfois, il se risque à l'appeler O-taki-san qu'il prononce maladroitement encore, les fossettes se creusent davantage et insidieusement, sa présence lui devient douce et nécessaire.
Suite fin de semaine prochaine ....
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